Un milieu qui protège de quoi ? Le rapport du milieu protégé au milieu ordinaire de travail
Mathéa Boudinet  1, 2@  
1 : Observatoire sociologique du changement
Sciences Po, Centre National de la Recherche Scientifique : UMR7049
2 : Laboratoire interdisciplinaire d'évaluation des politiques publiques
Sciences Po

Heyer distingue deux types de modèles théoriques : le modèle des droits, le modèle de la protection sociale. Le modèle des droits civiques s'inspire du modèle social du handicap, tandis que lemodèle de la protection sociale se base sur la séparation de la population handicapée du reste de la population, avec comme principe le fait que les personnes handicapées ont des besoins spécifiques qui seront mieux traités dans des structures séparées. Ce deuxième modèle se concentre selon Heyer sur la création de « voies parallèles et séparées », comme les institutions scolaires spécialisées, les foyers de vie etc.

Dans ce cadre, le milieu de protégé de travail s'inscrit dans le modèle de la protection sociale. L'existence des Établissements d'aide par le travail (ESAT) est justifiée par la notion de ségégration. Le milieu protégé repose sur le principe que certaines personnes handicapées ont des capacités trop faibles, et que le milieu ordinaire est inaccessible et violent. Au contraire, les ESAT doivent créer un environnement de travail accessible qui répond aux besoins spécifiques des personnes handicapées.

Or, les ESAT sont incités à devenir des passerelles vers le milieu ordinaire de travail. Dans quelle mesure peut-on qualifier les ESAT de « voie parallèle » dans le secteur de l'emploi ? Est-ce que le modèle de protection sociale identifié par Heyer est toujours pertinent dans le cas du milieu protégé français ?

J'ai réalisé une enquête entre août 2018 et mai 2019 dans six ESAT différents. Les six établissements diffèrent en termes de composition des équipes encadrantes, d'organisation de la production, et de types d'activités professionnelles proposées. Neuf entretiens ont été effectués avec le personnel accompagnant les travailleurs-ses handicapées, et 17 avec des travailleur-ses handicapées. J'ai également réalisé des observations au sein de ces structures, dans le but de contextualiser et d'enrichir les récits entendus en entretien. Enfin, j'ai analysé différentes sources écrites : projets d'établissements, documentation à l'intention des personnes handicapées, grilles d'évaluation de projets. 

Je montre que le cadre théorique de Heyer ne peut pas être tout à fait rejeté : les parcours des travailleur-ses handicapé-es passant en ESAT valident l'idée que ces structures sont des voies parallèles et séparées en termes de parcours professionnels. Cependant, la nouvelle mission de sas d'insertion vers le milieu ordinaire oblige les structures à dialoguer avec celui-ci. . Le travail protégé est pensé systématiquement en fonction du milieu ordinaire, que ce soit pour s'en démarquer lorsque jugé nécessaire, ou pour s'en rapprocher le plus possible.

La notion même de travail est définie en fonction de ce que les salariés considèrent comme étant professionnel, et envisageable dans le milieu ordinaire. De même, les adaptations du travail dépendent donc de la position qu'a l'ESAT sur cette tension, entre rapprochement du milieu ordinaire ou référence à la notion de protection. Certains estiment devoir tendre le plus possible vers le milieu ordinaire en organisant le travail de manière à ce que les personnes handicapées ne soient pas surprises du changement si un jour elles sortent de la structure. Au contraire, d'autres insistent sur la mission de protection des ESAT : selon ces salariés, les ESAT protègent les travailleurs, en leur épargnant une violence pensée comme intrinsèque au fonctionnement du milieu ordinaire.


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